Nous sommes nombreux, dans le mystérieux reliquat d’adhérents du parti socialiste, qui n’étions pas nés en 1971. C’est pour beaucoup dans la perplexité ou même la gêne que nous inspire parfois son fonctionnement, mais pour plus encore dans cet entêtement que nous mettons à vouloir en relever l’héritage. Il y a une liberté de fait dans notre allégeance. Un droit et même un devoir de créativité consubstantiels au respect pour l’histoire du parti qui bien sûr nous anime. Si plus que jamais le problème auquel prétendait répondre sa création est d’actualité, nous avons le choix des termes dans lesquels nous voulons le formuler.
De la volonté d’unir l’héritage marxiste de la lutte contre le capitalisme à une culture gestionnaire nouvelle, pragmatique, européenne et soucieuse de la continuité de l’Etat, est né un jeu de rôle articulé autour de deux figures dominantes : l’arbitre en pureté doctrinale et le traître utile, sinon indispensable. On put accéder au pouvoir et l’exercer grâce à deux accords tacites. Le premier autour de l’opportunité de phases de silence sur les points de friction entre l’héritage et l’ambition. Le second, plus florentin encore, autour de la possibilité pour tel ou tel de se poser alternativement en gardien du temple ou en pragmatique, selon que l’heure était à se refaire une virginité partisane ou à se construire une crédibilité électorale. Les deux fonds purent payer leur écot au progrès effectif des conditions de vie des Français. Il arriva parfois, à travers certaines figures ou certaines réformes, que le voisinage de notre héritage et de notre ambition n’apparut pas comme une ambiguîté paralysante mais comme une dialectique féconde.
On ne sait trop si le PS est en effet mourant aujourd’hui. Par nature, ceux qui rédigent des nécrologies à l’avance n’ont-ils pas l’ambition d’être les premiers à les sortir ? A l’évidence pourtant, il découle à l’heure actuelle du paradoxe dans lequel il est né bien plus d’impasses que de ressources d’adaptation.
Au jeu électoral d’abord. Parce que le candidat de la gauche de gouvernement est contraint à un double discours d’une nature spécifique : il s’adresse aux espoirs et aux méfiances de l’ensemble des citoyens, et simultanément à ceux du parti. De sorte qu’il proclame haut ce qu’il fera avec prudence (mise au pas de la finance), ce qu’il ne pourra pas faire (75%) ou même ce qu’il rechigne à faire (coup de pouce au SMIC). Il tait ou dit du bout des lèvres ce qu’il fera vraiment.
Ce n’est pas que ce qu’il fait soit honteux, dans l’absolu ni même en doctrine socialiste. Libérer des ressources, publiques ou privées, bloquées dans des pans obsolètes de l’économie ou dans la préservation de statuts qui ne sont pas moins inégalitaires pour avoir été autrefois octroyés ou conquis n’est pas honteux. Et c’est un mensonge que de prétendre que le pouvoir socialiste ne crée pas ou fragilise les filets de sécurité qui doivent border une telle entreprise de réorientation.
Communiquerait-on, et même habilement, au sujet de ces mesures qui semblent n’être jamais entrées dans le champ de vision des Français et d’une large partie des militants que cela n’y changerait pas grand-chose. Il est naturel de soupçonner de l’inavouable là où il y a du non-dit. Là où il a fallu concéder trop de contorsions stratégiques, le premier écueil autorisera le retour en force d’une morale binaire. Voilà qu’il n’est plus question que de fidélité ou de trahison. Les promesses socialistes n’engagent pas ceux qui y ont cru seulement, mais uniquement le salaud qui les a faites. Dans ce cadre que tout le monde sait réducteur mais que la tentation est si forte de réactiver quand même, il semble de plus en plus improbable de mettre en œuvre un débat plus complexe entre préservation et destruction créatrice. De faire admettre aussi que si nous sommes engagés, c’est à l’égard de l’avenir, surtout voire seulement.
Quant à nous adpater aux évolutions du monde… A l’évidence, on ne parvient pas à enrayer le phénomène singulier par lequel les débats au PS se conduisent de plus en plus à front renversé. Le conservatisme combat sous les couleurs de l’avant-garde. Un renoncement, une impuissance ou un échec sont toujours, pour qui veut bien voir, une audacieuse percée dans la modernité.
Comment ne serait-on pas perplexe ou même gêné quand on entend dire que la théorie des insiders et des outsiders est une chanson écrite par l’ordolibéralisme ? Comment ne le serait-on pas aussi quand après avoir fait mine de tancer un patronat peu prompt à assumer sa part du pacte de responsabilité, le premier ministre déséquilibre un projet de loi entier en imposant d’y introduire la satisfaction unilatérale d’une de ses revendications ?
Si préserver n’est plus qu’être fidèle à un passé mythique ou opportunément redécoupé selon les contours des intérêts bien entendus où l’on s’est taillé des clientèles, si détruire devient en soi le pivot d’une prétendue morale de l’action et d’un modernisme strictement idéologique, ce dont il n’est tout simplement plus question, c’est de créer quelque chose de nouveau.
Seule cette perspective ouverte sur une alternative, sur le coup d’après, pourtant, permet de discriminer ce qui doit être préservé et ce qui doit être détruit, donne sens au choix de s’être situé dans cette dialectique et précaire et féconde dès la naissance du parti socialiste, et d’avoir voulu répondre à des colères noires dans des costumes gris.
Qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’il n’y a pas d’alternative, quand on adhère au parti de l’alternative ? Un parti réformiste de gauche qui ne serait qu’un parti disponible pour l’alternance ou sa prolongation économiserait beaucoup d’énergie dépensée à faire semblant en devenant directement un parti de droite.
Qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’il n’y a pas d’alternative quand le cri partout monte que l’actuel n’est plus possible ? Qu’y aurait-il de plus absurde de la part du parti socialiste que de lui opposer une fin de non recevoir ? Que ce soit en s’accommodant de la perte du pouvoir, dans l’hypothèse très improbable qu’elle aurait la vertu au moins de permettre de reconstituer notre orthodoxie. Ou en refusant de reconsidérer la hiérarchie des demandes légitimes mais apparemment contradictoires qui s’adressent à nous.
Force est de constater que le rêve du fou et de la catastrophe a gagné en France comme partout ailleurs ou presque un inquiétant prestige. Nombreux sont les signes pourtant que cet obscur désir ne se formule probablement qu’en substitution à une demande toute simple à laquelle on refuse pourtant d’accéder : un avenir probable, une toute petite langue de terre qui offre autre chose vers quoi se projeter que les plus hautes promesses du plus haut ciel, les terreurs de l’abîme ou l’agitation immobile d’un navire qui attend le vent.
L’Europe, plus que jamais, est cette langue de terre. Les Allemands ne sont pas moins fondés à en vouloir une que nous ne le sommes à en désirer une autre. Au moins est-ce une Europe, qu’ils souhaitent. Tandis que dans les angles morts du débat stérile entre une austérité qui n’a jamais vraiment existé en France et un plan B qu’on attend toujours de voir, ce sont les forces centrifuges qui l’emportent pour l’heure… sous le nom de plan B, ironie de l’histoire. Or, il n’y a aucune honte à s’être engagé dans la voie de la responsabilité budgétaire. Et les efforts pour réorienter l’Europe ne furent pas aussi timides qu’on le prétend au début du quinquennat. Mais il faut redonner plus de vigueur à cette seconde démarche, aujourd’hui que nous semblons nous aussi nous replier sur des enjeux nationaux, alors que les efforts de Matteo Renzi, le plan Juncker, la politique de la BCE et les choix historiques d’Angela Merkel (garder la Grèce dans l’union et ouvrir les frontières de l’Allemagne) ouvrent des perspectives infiniment plus favorables qu’elles ne l’étaient en 2012.
Les réfugiés ne sont pas moins notre langue de terre que nous ne sommes la leur. Avant d’être le premier marché ou la première puissance économique mondiale, l’Europe est la plus belle entreprise jamais conçue pour regarder en face les horreurs du passé, les dangers et les opportunités de l’avenir. Si elle n’est plus cela, elle n’existe pas. Quoi de commun avec l’idée qu’on pourrait ériger des murs au Nord-Ouest d’un chaos géopolitique sans précédent ? La France doit prendre sa part dans l’accueil des réfugiés. C’est-à-dire sa part des responsabilités des pays riches et stables face à la misère et au chaos, et des responsabilités de l’Europe face à l’histoire, passée et en cours. Mais aussi des opportunités qu’offrent des populations jeunes, formées ou qui ne demandent qu’à l’être, éprises aussi d’une démocratie dont nous sommes devenus si tristement blasés.
La démocratie est cette langue de terre. Elle est la matrice de toutes nos richesses. Aussi maladroite, embryonnaire ou même opportuniste qu’elle ait pu être alors, il faudra relancer la réflexion entamée en 2007 autour de la démocratie participative. Les lois NOTRE et MAPTAM ne sont pas des lois technos ou des pattes blanches budgétaires. Ou plutôt, il ne tient qu’à nous de décider si elles le deviendront. Tant mieux si les régions prennent un poids nouveau dans la politique de l’emploi. Tant mieux surtout si au bénéfice d’un peu de mouvement , on déboulonne des fiefs et on donne l’occasion aux territoires de s’ouvrir sur l’avenir et sur l’extérieur. Il faut que les citoyens s’en saisissent et qu’on leur en donne les moyens : en faisant élire au suffrage direct les exécutifs communautaires, en les rendant responsables devant les assemblées, en leur adjoignant les outils d’une réelle participation, en élargissant le droit de vote, peut-être, aussi.
Car la jeunesse, bien sûr, est notre langue de terre. Curieuse, agile, insatisfaite et juste ce qu’il faut malapprise. Il faut que la France reporte l’âge légal des « pourquoi » intempestifs de 6 à 77 ans. Qu’elle s’avise enfin que l’heure n’est plus à la préservation des contours des disciplines ou des disciplines elles-mêmes, mais à l’accompagnement d’une circulation exigeante mais libre à travers les champs du savoir. Qu’elle cesse enfin de croire que la tache principale qui incombe au système scolaire consiste à dire où tel ou tel doit s’arrêter, alors que son rôle est de pousser chacun jusqu’à des possibilités qu’il n’avait même pas envisagées. Qu’elle donne à tous et le plus vite possible les moyens d’une autonomie suffisante pour partir à l’aventure géographique, sociale et humaine. Qu’elle valorise enfin la capacité à construire un ordre des choses différent, fût-ce en commençant par développer la capacité à refuser de se soumettre à un ordre imbécile. Il n’y a pas si longtemps encore, j’aurais revendiqué ces possibilités pour moi-même. C’est avec encore plus de conviction que je les appelle de mes vœux, aujourd’hui que c’est aux dépens de mes premières ossifications intellectuelles que la jeunesse s’en saisira.
La modernisation de notre économie, enfin, est notre langue de terre. Pas pour fabriquer du PIB, comme un athlète au front bas fabriquerait du mollet. De cela, un jour, il ne sera même plus question. Mais en attendant, deux chrysalides se craquellent dans d’inquiétantes convulsions. Celles par lesquelles la Chine naît, peut-être, à une véritable économie de marché. Celles dans lesquelles nous essayons de passer d’un modèle économique de seconde révolution industrielle à un modèle économique de troisième révolution industrielle. Ce n’est pas l’accouchement bisounours que nous promettait le bon docteur Rifkin, qui croyait peut-être plus à la main invisible du marché qu’il ne voudrait bien l’admettre. Plus que jamais il faudra un Etat non moins stratège et souple qu’exigeant. Pour aider à la montée en charge des ressources financières, pour accompagner leur réallocation, pour veiller à la sécurité et la moralité de leur circulation. Pour dévérouiller les résistances et redistribuer les rentes. Pour garantir enfin que la création des richesses bénéficie à tous, et notamment aux forçats modernes qui apportent et la force de travail et le capital et ne reçoivent pas plus à titre particulier qu’ils ne contribuent à la prospérité générale.